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L’homme fort en mutation au XXe siècle

Le XXe siècle a amené une transformation en profondeur des démonstrations d’hommes forts, passant de l’exhibition pas très loin du cirque, à l’époque de Louis Cyr, à une professionnalisation de la discipline avec l’haltérophilie et les compétitions d’hommes forts contemporaines. À travers cette évolution, plusieurs Québécois se sont distingués en perpétuant la lignée des grands hommes forts de l’époque précédente.

L’après-Louis Cyr

Suite au match nul de 1906 qui marque en quelque sorte la fin de la carrière de Louis Cyr, Hector Décarie s’arroge le titre d’homme le plus fort du monde, un titre qui a cependant une portée plus locale que mondiale, Décarie ne jouissant pas de la même renommée à l’étranger.

La période qui s’ouvre alors marque, en quelque sorte, la fin de l’âge d’or de la force au Québec. Le chamaillage incessant des hommes forts dans les journaux désintéresse peu à peu le public, qui se tourne vers la lutte et la boxe, disciplines qui attirent alors de plus en plus de jeunes gaillards. Malgré tout, de nombreux hommes forts se distinguent, dont Hector Décarie, Victor Delamarre, les frères Delacroix et, bien entendu, le Grand Antonio.

Hector DécarieHector Décarie

Né en 1880 dans le quartier Saint-Henri, à Montréal, Décarie a déjà gagné une trentaine de confrontations successives, certaines contre des champions européens comme l’Allemand Ronaldo (1904) et le Belge Auvray (décembre 1905), lorsqu’il rencontre un Louis Cyr diminué par la maladie, en 1906. Suite au fameux match nul, Cyr emmena d’ailleurs Décarie, alors âgé de 27 ans, en tournée avec lui aux États-Unis avant de se retirer définitivement.

S’il n’a pas réussi à égaler les exploits de Cyr, Décarie a néanmoins réalisé des tours impressionnants, par exemple en soulevant une plate-forme de 4 290 libres, surtout quand on sait qu’il ne mesurait que 5 pieds 7 pouces et pesait 190 livres. Décarie a eu une carrière très longue, performant jusqu’à près de 60 ans, moment où il prit sa retraite.

Victor DelamarreVictor Delamarre

Delamarre occupe une place spéciale dans l’histoire des hommes forts du Québec, étant peut-être celui qui s’est le plus illustré au cours du XXe siècle. Ne mesurant que 5 pieds 6 pouces et pesant un peu moins de 160 livres, il était doté d’une musculature et d’une force exceptionnelles. Il aurait notamment battu le record de Louis Cyr au dévissé, soulevant un poids de 309 livres (le record de Cyr était de 273 livres, mais réalisé en utilisant une technique plus difficile) d’une seule main.

Delamarre était un athlète hors pair et probablement l’un des premiers à s’entraîner méthodiquement et à suivre un régime strict (on sait qu’à l’époque, beaucoup d’hommes forts se contentaient de manger des quantités incroyables de nourriture, notamment Louis Cyr lui-même). À partir des années 1930, voyant la popularité des tours de force décroître, Delamarre se lance dans la lutte et livre pas moins de 1 500 combats jusqu’à sa retraite, au tournant des années 1950.

Ce passage à la lutte amena d’ailleurs certaines critiques à Delamarre de la part des puristes, alors que d’autres mauvaises langues insinuaient qu’il trafiquait ses poids. Malgré tout, plusieurs de ses exploits, dont son fameux dévissé, ont fait l’objet de vérifications alors que d’autres, par exemple lorsqu’il grimpa un poteau avec un cheval attaché à lui, pouvaient difficilement faire l’objet de trucages.

Les frères BaillargeonLes frères Baillargeon

Les six frères Baillargeon se sont fait connaître vers la fin des années 1940. Leur père, Joseph, ne possédait pas une stature d’athlète, mais était étonnamment fort physiquement. C’est cependant leur mère, Maria Goulet, qui surprenait le plus à ce chapitre : mesurant 5 pieds 11 pouces et pesant 275 livres, elle était reconnue comme la femme la plus forte de la région et était notamment capable de soulever une enclume par la simple pression des doigts.

C’est l’aîné de la famille, Jean, qui se distingue d’abord lors d’une démonstration publique, en 1946. Il réalise ensuite des tours de force dans quelques événements avant de réussir à convaincre ses frères de se joindre à lui. Les frères Baillargeon partent bientôt en tournée, accompagnés des frères Dionne qui donnent dans l’acrobatie, chacun possédant une spécialité qu’il met en valeur devant le public canadien et américain.

Comme leur aîné Victor Delamarre, les frères Baillargeon se mettent aussi à la lutte, qui leur procure davantage de débouchés que les seuls tours de force.

Le Grand AntonioLe Grand Antonio

Antonio Barichievich, dit le Grand Antonio, est né en 1925 en Yougoslavie et a émigré au Canada en 1946. Lutteur et homme fort, le colosse de 6 pieds 4 pouces et pesant près de 500 livres s’est illustré dès les années 1950 en tirant un train de près de 500 tonnes sur près de 20 mètres. Il a également affronté les champions lutteurs japonais et s’est même déjà mesuré à un ours!

Au Québec, on se souvient notamment du Grand Antonio pour ses tirs d’autobus avec ses cheveux. Ces faits d’armes ont d’ailleurs été immortalisés en photos, que le Grand Antonio vendait, dans les dernières années de sa vie, dans différentes stations du métro de Montréal. Pratiquement itinérant, sans famille ni amis proches, il s’éteint dans l’indifférence générale en 2003, probablement le dernier représentant de la lignée des hommes forts dont les performances relevaient tant du spectacle que de l’exploit.

La professionnalisation des tours de force

Alors que les tours de force hérités du XIXe siècle s’éteignent tranquillement au cours du XXe siècle, des disciplines s’y apparentant font cependant leur apparition, comme l’haltérophilie et les concours d’hommes forts, voire le culturisme.

L’haltérophilie fait d’abord partie des sports présents lors des premiers Jeux olympiques de 1896 et s’ouvre (très tardivement) aux femmes en 2000. L’haltérophilie a réduit à deux mouvements, l’arraché et l’épaulé-jeté, les levers de poids admis aux olympiques et en a grandement raffiné la technique comparativement à ce que faisaient les hommes forts du siècle précédent. À titre d’exemple, le fait de plier les genoux pour lever la charge a été introduit dans les années 1930, ce qui permet d’apprécier la force requise pour exécuter les tours d’un Louis Cyr, qui n’utilisait que sa force brute et aucun momentum.

De leur côté, les compétitions d’hommes forts contemporaines font leur apparition en 1977 et incluent le maniement de divers objets imposants (pneus, boules de pierre, plates-formes, etc.). Souvent dominées par les athlètes scandinaves, ces compétitions ont notamment rendu célèbre le Québécois Hugo Girard, qui en a été finaliste à six reprises et a remporté le titre mondial en 2002 (Championnat du Monde IFSA Supers-Séries).

Hugo GirardNé en 1971, Girard est considéré, depuis la fin des années 1990, comme l’homme le plus fort du Canada et parfois surnommé le « Louis Cyr des temps modernes ». Girard détient d’ailleurs le record mondial du lever du poids Louis Cyr (173 livres, 22 reprises) ainsi que pour six autres épreuves, en plus de huit records canadiens. Il a également accompli l’exploit de tirer un Boeing 737, qui pesait pas moins de quatre-vingt tonnes. Aujourd’hui retiré des compétitions d’hommes forts, Girard s’est lancé depuis peu dans le culturisme.

Cette discipline, qui repose principalement sur l’aspect esthétique de la musculature, est apparue à la fin du XIXe siècle et a gagné en popularité dans la seconde moitié du XXe siècle, par exemple grâce à une figure comme Arnold Schwarzenegger, qui a connu le succès à Hollywood après avoir été champion mondial. Parfois critiqué pour son aspect superficiel, le culturisme, comme beaucoup de sports d’ailleurs, a vu son image ternir à cause de nombreux cas de dopage aux stéroïdes anabolisants.

Ces diverses spécialisations des tours de force hérités du XIXe siècle nous montrent à la fois ce que la science et les méthodes modernes d’entraînement peuvent emmener comme performances, mais aussi comme excès. Contrairement aux hommes forts d’autrefois, dont la force provenait au départ d’un mode de vie exigeant, celle des athlètes modernes est développée pour elle-même et sans lien direct avec la vie quotidienne. Cela explique peut-être en partie le déclin de popularité relatif des tours de force modernes, qui se limite surtout aux enthousiastes et aux initiés. Quand on y regarde de près, ces « gardiens de la force » ont cependant de quoi étonner même les plus incrédules!

Marc

*Ne manquez pas le vidéo sur Hugo Girard au bas de la page

Références

Articles

  • Simon Blais, « Victor Delamarre et les secrets d’Hercule », Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, n° 69, 2002, p. 25-27.
  • Réjean Lévesque et Jacques Saint-Pierre, « Des chantiers forestiers à l’arène : les frères Baillargeon », Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, n° 69, 2002, p. 28-32.

Sites Web

Livres

  • Ben Weider, Les hommes forts du Québec, de Jos. Montferrand à Louis Cyr : biographies, Montréal, Éditions du Jour, 1973.

Auteur

histomarc@gmail.com

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20 juillet 2013